Selon la conception la plus courante, c’est la mort qui met fin à l’amour entre deux personnes. La mort d’amour, en revanche, ne constitue pas la fin mais l’accomplissement suprême de l’amour, car c’est le franchissement du seuil de la mort qui le rend parfait. C’est autour de cette mort d’amour que tourne le mythe de Tristan et Isolde, traité par Richard Wagner dans son opéra du même nom. Chrétien profondément croyant, le compositeur français Olivier Messiaen, né en 1908 et précurseur de l’avant-garde musicale d’après-guerre, n’associait pas non plus la mort du corps à une limite ou même à une fin. Cela le rendait particulièrement réceptif à l’idée d’un amour transcendant la vie terrestre. Le mythe de Tristan et Isolde exerça une telle fascination sur Messiaen qu’il le traita dans une trilogie musicale : dans sa gigantesque Turangalîla-Symphonie (1946-48), dans les Cinq rechants pour douze voix mixtes (1949), et pour la première fois en 1945 dans son cycle de mélodies pour soprano et piano, Harawi, qui porte le sous-titre Chant d’amour et de mort.

Le terme harawi vient de la langue quechua, qui était très répandue dans les régions andines d’Amérique du Sud avant la conquête espagnole. Il désigne un chant d’amour qui aboutit à la mort des amants. Pour Messiaen, ce genre de chant, très peu connu en Europe, recelait un potentiel particulier : il thématise dans un geste de style populaire la mort d’amour, un concept transcendant dans lequel des sphères paradoxales se touchent et fusionnent.

Les textes des douze chants de Harawi ont été écrits par Olivier Messiaen lui-même. Ce sont des poèmes surréalistes, parfois onomatopéiques, d’une grande sensualité et d’une grande force symbolique, surtout en langue française. « À l’époque où j’ai écrit Harawi, dit Messiaen à propos de la naissance de ces poèmes, j’étais grand lecteur de Pierre Reverdy et Paul Éluard, et aussi d’un très bel ouvrage d’André Breton sur le surréalisme et la peinture. Il est donc presque entièrement surréaliste. » À certains moments-clés de ces textes, Messiaen recourt à des expressions de la langue quechua, moins pour leur signification qu’à cause de leur sonorité au grand pouvoir associatif. Dans Harawi, avec des chaînes de répétitions obsessionnelles, ces expressions produisent un effet rituel, incantatoire, magique, et montrent clairement que le mot est habité par une dimension qui va au-delà de la simple signification. La plupart du temps, ces moments de quechua apparaissent comme des moyens de transport sonores ou rythmiques pour atteindre le niveau métaphysique vers lequel Messiaen se dirige au cours de ces douze chants.

Voyage dans l’obscurité éternelle

Le cycle Harawi parcourt l’histoire d’amour extatique, folle, fatale, d’une femme et de son amant à l’autre bout du monde. Elle se nomme Piroutcha, l’Isolde des Andes pour ainsi dire. L’amant reste sans nom. Au début (chants I et II), la salutation à Piroutcha et son approche sont indiquées par une série de tendres métaphores symboliques (la ville qui dormait, la violette double, la colombe verte, la perle limpide, l’étoile enchaînée, l’ombre partagée). Ces petits noms apparemment anodins renvoient déjà à une dimension plus grande : ils délimitent l’image de l’aimée, la dissolvent dans la nature et l’ancrent dans l’univers. Piroutcha et l’amour ressenti pour elle ne sont déjà pas liés au seul corps dans la vie. Ils sont dans tout, tout ce qui est terrestre, tout ce qui est cosmique, tout ce qui est éternel, et donc impérissables.

Lorsque le couple regarde en face la force tellurique de son amour (III), le Rubicon est déjà franchi. Ils vont tête baissée dans les remous fatals. Une fois que les amants se sont livrés à la danse de l’extase (IV), Piroutcha prend aussi la parole. L’homme et la femme échangent leurs serments d’amour (V) : elle pleine d’humilité, lui avec un dévouement fataliste (« Coupe-moi la tête », et plus tard « Amour, la mort »).

Une chevauchée sauvage et surréelle à travers la galaxie (VI) annonce le détachement du temps et de l’existence terrestre. L’adieu effectif à la Terre (VII) se fait alors dans le calme, la confiance et la sérénité, malgré la nostalgie. Les symboles intériorisés de l’amour sont de nouveau invoqués comme s’ils étaient ainsi transportés dans le monde de l’au-delà.

Le monde d’ici-bas se décompose (VIII), les unités se divisent, l’intégrité des corps, des choses, des formes se dissout : à la fin, des syllabes libres viennent en place des mots ; de même, les images de l’amour se divisent et se multiplient (« Colombe, colombe verte, / Le chiffre cinq à toi. / La double violette doublera »). Des premiers messages annoncent l’arrivée dans l’au-delà (IX). L’amour a survécu à la mort (« Ma petite cendre, tu es là » ou « Nous dormons loin du temps dans ton regard, / Je suis mort»). Le temps impitoyable auquel la vie est soumise est annulé. L’amour n’est plus menacé par des limites (« C’est si simple d’être mort »).

Le plus haut degré de transfiguration est atteint lorsque l’amour ne fait plus qu’un avec le chant des oiseaux dans l’univers (X). Le chant des oiseaux avait une dimension transcendante pour Messiaen qui, à côté de son activité de compositeur et d’organiste, se voyait aussi comme un ornithologue. Les oiseaux étaient pour lui des êtres proches de Dieu, et leur chant – qu’il transcrivait en notation musicale – lui annonçait une sphère divine dont ils étaient les médiateurs. Dans le texte, Messiaen se réfère par ailleurs au tableau Voir c’est croire (L’Île invisible) de Roland Penrose, peint en 1937. Ce tableau montre des oppositions extrêmes, ainsi que des éléments humains, terrestres et cosmiques paradoxalement assemblés les uns aux autres dans un système surréel.

Dans l’étape suivante (XI), le dernier attachement terrestre est abandonné. La nouvelle combinaison d’images connues a laissé derrière elle le cadre du réellement imaginable (« Rire ionisé fureur d’horloge au meurtre absent, / Coupez ma tête, son chiffre roule dans le sang !»). Un dernier salut depuis les ténèbres éternelles (XII) fait revenir les anciens symboles de l’amour (colombe verte, perle limpide, violette double, ville endormie, etc.). S’ils étaient auparavant chargés de nostalgie et de désespoir, ils reposent ici – en ce lieu d’absolue absence de lumière, d’espace et de temporalité – dans un accomplissement définitif.

Formes d’amour

L’amour semble exister sous différentes formes et dimensions pour Messiaen. Dans Harawi, il distingue l’amour idéalisé, terrestre, cosmique et mystique. Les amants ne les vivent pas successivement, par phases, mais mutuellement imbriqués, passant d’une dimension à l’autre.

Ainsi, les symboles de la colombe verte, de la perle limpide, de l’ombre partagée ou de l’étoile enchaînée, apparaissent dans les chants dans lesquels Piroutcha est stylisée comme un idéal pur, sublime. Cet idéal accompagne l’aimé : de la salutation à l’adieu au monde, jusqu’à l’obscurité éternelle, infinie. Musicalement, ce rituel de salutation et d’adieu va de pair avec les retours d’un thème qui est désigné comme celui de l’amour dans le programme de la première audition de l’œuvre. Messiaen puisa l’inspiration pour ce thème, d’une part dans le chant populaire inca Delirio qu’il trouva (comme une série d’autres thèmes de Harawi) dans le recueil ethnomusicologique de chants populaires de la région andine La Musique des Incas et ses survivances (1925), et d’autre part dans un thème personnel né dans le contexte d’une improvisation à l’orgue pour une représentation de la pièce Tristan et Yseult de Lucien Fabre au Théâtre Édouard VII.

Dans Harawi, l’amour terrestre se révèle surtout dans des scénarios d’ivresse, d’angoisse et de désespoir ici-bas. Dans les chants qui célèbrent cette forme d’amour, c’est le corporel, l’animal, le concret (contacts physiques et regards, roucoulement de la colombe, décapitation) qui dominent, mais aussi sa dissolution et l’angoisse qui l’accompagne. Le point culminant est atteint à la fin de Syllabes (VIII), avec ses syllabes quechuas énigmatiquement répétées : pia pia pia…, sans doute le cri d’avertissement de singes qui, selon une légende inca, aurait sauvé un prince d’une menace mortelle. Elles alternent avec les syllabes doundou tchil qui reviennent sans cesse, reproduction onomatopéique du tintement du bracelet de cheville de Piroutcha pendant une danse qui plonge l’aimé dans une extase mortelle. Et ainsi naît une atmosphère d’alerte et de pressentiment de l’issue inexorable de cet amour.

La danse comme moyen de transe joue aussi un rôle dans les chants qui ouvrent le regard sur un amour cosmique. Avec les syllabes doundou tchil – un chant entier leur est consacré (IV) – Messiaen entre, par des répétitions, des variations et des renversements presque absurdes, dans un niveau d’expression originel et direct : une sorte de musique métaphysique qui invoque toute la folie, le désespoir, la puissance et l’extase d’un amour dévorant qui dépasse les frontières du terrestre et entre dans une dimension cosmique. Répétition planétaire (VI) apparaît comme une chute vertigineuse, infinie, à travers les galaxies. Le chant commence et finit par un cri. Dans l’intervalle, il tourbillonne parmi les sombres sphères célestes de la dissolution absolue. Finalement, dans Katchikatchi les étoiles (XI), l’amour entre totalement dans la dimension astrale. Ici, les étoiles dansent, sautent et ont nom. Tout temps, toute forme et toute logique ont disparu, dans le texte comme dans la musique. En partant de la danse et du jeu, Messiaen a développé ici les rythmes les plus complexes et sauvages, et les structures les plus paradoxales.

Dans Harawi, les chants qui éclairent la dimension mystique de l’amour, mettent la mort au premier plan. Sans peur, l’amant de L’escalier redit, gestes du soleil (IX) prononce comme un mantra les mots « la mort est là » et « je suis mort ». Alors que le no man’s land de Montagnes (III) était encore dominé par le noir, ce sont les couleurs, les fruits et les éléments qui règnent maintenant, et même le soleil et la lumière éclairent le tableau. Les textes de ces chants sont les plus poétiques et aussi les plus surréalistes que Messiaen ait écrits. Il ne fait plus usage ici de mots et de syllabes quechuas ; musicalement se dessine une image plus homogène. Autrement que dans le contexte de l’amour terrestre et cosmique, il n’y a plus d’emprunts aux chants populaires incas. Dans Amour oiseau d’étoile (X), des îles de chants d’oiseaux, empreintes de claire magie, s’ouvrent au milieu de l’obscurité de la mort comme des fenêtres sur un autre monde, vers une sphère transfigurée et intouchable de vérité divine. On peut les comprendre comme des indicateurs de la forme d’amour que Messiaen considérait comme la seule véritable : un amour divin qui ne peut pas être accordé à l’homme dans la vie. C’est sans doute la raison pour laquelle la mort d’amour avait une si haute importance pour Messiaen, car dans la mort d’amour, l’amour humain est quasiment touché par l’amour divin par qui – et seulement par qui – il peut lui-même devenir éternel.

Si Messiaen a ressenti une certaine urgence à sonder les formes d’amour humain et divin en rapport avec la mort au moment de l’écriture de Harawi, c’est aussi en raison de sa biographie. Il écrivit ce cycle de chants pendant la fatale année 1945. L’Europe était en ruines. Dans la ville allemande de Görlitz, il avait lui-même été interné dans un camp de prisonniers de guerre où il avait écrit son Quatuor pour la fin du temps, dont la première audition avait été donnée par des codétenus. Après qu’il eut survécu à la guerre, le début d’une fin s’annonça sur le plan familial. Sa femme Claire Delbos perdit peu à peu la mémoire à la suite d’une opération du cerveau. Messiaen fut le témoin douloureux de la désagrégation d’un être aimé, qui disparaissait lentement dans d’autres sphères de conscience. Au même moment, un nouvel amour germait entre lui et la pianiste Yvonne Loriot, qui devint sa seconde épouse après la mort de Claire Delbos. Elle était au piano lors de la première audition de beaucoup de compositions de Messiaen. Avec elle, il entreprit d’innombrables expéditions aux quatre coins de la France et du monde, pour enregistrer les chants de toutes les espèces imaginables d’oiseaux, afin de les transposer en musique comme dans une sorte de service religieux.