
Nénuphar, la fleur du mal ?
Par Bruno Cappelle
Dans L’Écume des jours, Chloé meurt de la présence d’un nénuphar dans ses poumons. Si la symbolique macabre que Boris Vian attribue à la plante aquatique peut surprendre, la maladie et sa manifestation physique s’inscrivent néanmoins dans une certaine tradition artistique.
Quand l’opéra aimait les maladies pulmonaires
Quiconque s’intéresse au sort des femmes dans les œuvres lyriques aura noté qu’une véritable épidémie de tuberculose frappe les sopranos au 19e siècle. Elle n’épargne ni Violetta chez Verdi (La traviata), ni Antonia chez Offenbach (Les Contes d’Hoffmann), ni Mimi chez Puccini (La Bohème). Autant d’héroïnes issues de la littérature romantique, qui doivent respectivement leur tragique destin poitrinaire à Alexandre Dumas fils (La Dame aux camélias, 1848), Ernst Theodor Amadeus Hoffmann (Le Conseiller Krespel, 1819) et Henry Murger (Scènes de la vie de bohème, 1851).
Qu’on la nomme phtisie, peste blanche ou consomption, la tuberculose pulmonaire est connue depuis l’Antiquité et frappe durement l’Europe jusqu’au milieu du 20e siècle – le premier antibiotique date de 1944. D’ailleurs, elle sévit encore sous la plume d’écrivains comme Thomas Mann (La Montagne magique, 1923), Georges Simenon (Le Long Cours, 1936) ou Roland Cailleux (Une lecture, 1949). Toutefois, c’est bien au 19e siècle que la maladie atteint son apogée avec une mortalité très importante. Il est donc logique qu’elle « contamine » particulièrement les arts de cette époque.
La tuberculose, florale et romantique
Mais si la tuberculose inspire autant les auteurs romantiques, c’est qu’elle véhicule une image plus noble que la peste et surtout moins honteuse que la syphilis (ou grande vérole) favorisée par une conduite alors considérée comme immorale. Elle présente aussi l’avantage de tuer lentement, permettant à la dramaturgie de se déployer au rythme des phases de rémission et de dégradation. En outre, elle sévit proprement, c’est-à-dire sans enlaidir ses victimes. Au contraire : des symptômes tels que la pâleur, la minceur extrême et le regard fiévreux sont autant de caractéristiques de l’idéal romantique teinté de « mal de vivre ». Amour et tuberculose font donc bon ménage dans la littérature du 19e siècle. À tel point que le philosophe Georges Gusdorf écrit dans L’Homme romantique (Payot, 1984) : « Avec le romantisme, l’atteinte au poumon est considérée comme une maladie de l’âme. La mort des tuberculeux prend ainsi une dimension esthétique. C’est une mort magnifique. »
En toute logique, suivant l’évolution de la prévalence des pathologies, l’attractivité littéraire de la tuberculose décline à partir des années 1950, au profit du cancer. En 1947, dans L’Écume des jours, c’est la croissance d’un étrange nénuphar qui affecte les poumons de Chloé. Dans ce roman empreint de surréalisme, la fleur métaphorique peut tout aussi bien symboliser l’une ou l’autre maladie : la plante aquatique est connue pour être aussi envahissante que le cancer est invasif, tandis que les symptômes physiques que présente la jeune femme évoquent ceux des tuberculeux. Si rien ne permet au lecteur de trancher ce point avec certitude, il est intéressant de noter que la tuberculose est parfois qualifiée de « maladie florale », peut-être en écho à l’arbre bronchique dont la structure ressemble à des ramifications végétales. De son côté, la nature voit fleurir au printemps une plante vivace nommée Pulmonaria (pulmonaire), utilisée depuis le Moyen Âge dans le traitement des pathologies respiratoires.
Enquête en eaux troubles
Mais revenons au nénuphar : pourquoi Boris Vian associe-t-il cette fleur si majestueuse et délicate à la terrible maladie qui emporte Chloé ? L’auteur n’a jamais livré son secret, mais rien n’empêche d’élaborer quelques hypothèses. Rappelons pour commencer que le nénuphar est originaire des marécages. Ainsi, dans notre région, on le rencontre encore à l’état sauvage dans les marais de Guînes et de Saint-Omer, ou encore dans les fossés de la Citadelle de Lille. Or, Boris Vian choisit le prénom de Chloé en référence à l’air éponyme de Duke Ellington, sous-titré Song of the Swamp (Chanson du marais) – on pense ici à la Louisiane, tant pour ses bayous que pour son jazz Nouvelle-Orléans si cher à l’écrivain. L’héroïne est ainsi liée au marécage, berceau naturel du nénuphar. Mais pour que la plante s’épanouisse, encore faut-il que l’eau soit à la fois stagnante et non polluée. C’est ainsi par exemple que la présence du nénuphar est observée par les scientifiques pour les renseigner sur la qualité des milieux aquatiques. Or, Boris Vian dépeint la jeune femme comme douce, fragile… et pure, toute concrétisation physique de l’amour entre Colin et Chloé étant soigneusement éludée dans le roman. D’ailleurs, une certaine tradition remontant à Pline l’Ancien a longtemps attribué au nénuphar des effets anti-aphrodisiaques. En Allemagne et dans certaines régions d’Europe centrale, il existe une autre croyance populaire selon laquelle cueillir et amener chez soi un nénuphar constitue une offense aux esprits aquatiques et attire le malheur.
La dernière piste nous est proposée par Grégoire Bouillier. Dans Le Syndrome de l’Orangerie (Flammarion, 2024), l’écrivain relate la crise d’angoisse que déclenche chez lui la contemplation des Nymphéas de Monet au musée de l’Orangerie. Intrigué par sa propre réaction, il entreprend une vaste enquête pour en comprendre l’origine. Explorant la vie et l’œuvre du peintre, il aboutit à l’hypothèse que les Nymphéas sont imprégnés de la présence de la mort. Celle des amis de Monet, de son fils Jean, mais surtout de sa première épouse, Camille Doncieux, emportée à l’âge de 32 ans par un cancer de l’utérus. Faisant lui-même le parallèle avec le nénuphar de L’Écume des jours, l’auteur conclut ainsi :
Les nymphéas sont vraiment une saloperie. Ils sont bel et bien la mort fardée des couleurs de la beauté.