De prime abord, convoquer Barbe-Bleue pour parler de la solitude des personnes âgées n’est pas une évidence. En France, on connaît surtout le conte de Charles Perrault, une cruelle histoire de féminicides. Comment as-tu rencontré Barbe-Bleue pour la première fois ?


C’était enfant, dans un livre de contes avec des aquarelles très explicites représentant les femmes décapitées et leurs têtes roulant au sol. Barbe-Bleue semblait vouloir te dévorer du regard. Ma mère voulait m’épargner cette histoire, mais sur le chemin du Petit Chaperon rouge, on devait forcément passer par Barbe-Bleue. Dans l’opéra de Béla Bartók, j’ai tout de suite perçu autre chose. Il me semble que le librettiste, Béla Balázs, joue avec le conte et crée un retournement de situation quand, à la fin, on découvre que les anciennes femmes de Barbe-Bleue sont encore en vie. En même temps, il donne un nom – Judith – à la jeune femme restée anonyme dans le conte. Et ce nom fait penser à la Judith de l’Ancien Testament, celle qui décapite Holopherne. Par cette parenté de nom, Judith devient l’égale de Barbe-Bleue dans sa force, sa détermination et peut-être même dans sa propension à la violence. Il y a donc, dans l’opéra, deux pôles d’égale intensité. Et tandis que les moments violents de la partition sont souvent attribués à Judith, Barbe-Bleue apparaît, sur le plan musical, essentiellement doux et mélancolique. Je me suis donc demandé si Barbe-Bleue n’était pas, au lieu d’un tueur en série, une personne retirée du monde, et à qui la société aurait prêté une cruauté imaginaire.


Tes projets relient des sujets d’opéras connus avec des thèmes sociaux contemporains. Celui-ci est-il né du désir de raconter quelque chose de nouveau sur Barbe-Bleue, de mettre en scène Bartók ou de parler de la solitude ?


Le thème de la solitude des personnes âgées m’occupe depuis plusieurs années, à la suite de la lecture d’un livre sur ses effets médicaux. Peu de temps après, j’ai découvert l’opéra de Bartók. Souvent, dans une œuvre, il y a une phrase centrale qui me fait tendre l’oreille parce qu’elle contredit mes convictions ou mes présupposés sur un sujet. Dans l’opéra, Barbe-Bleue ne tend pas de piège à la jeune femme, contrairement au conte où il lui remet la clé de la porte interdite pour pouvoir ensuite la punir. Le Barbe-Bleue de Bartók, lui, retient les clés et essaie d’empêcher Judith d’ouvrir les portes. Il lui demande à plusieurs reprises si elle n’a pas peur de lui et des histoires cruelles qu’on raconte à son sujet. Ces passages m’ont rappelé que les personnes souffrant de solitude chronique sont souvent persuadées de ne pas être dignes d’amour et, de ce fait, évitent tout contact social. Barbe-Bleue semble faire corps avec son château qu’il ne peut plus quitter, parce qu’il est, au fond, identique à lui. C’est là que j’ai trouvé une piste pour notre interprétation de l’histoire : de nombreuses personnes âgées ont expliqué, dans nos entretiens, qu’un appartement est à la fois un refuge où l’on se sent en sécurité, et une prison car on n’y rencontre plus personne. Et si Judith n’était qu’une simple voisine, ou une inconnue, qui sonnerait par hasard à la porte, offrant ainsi une chance de rompre la solitude ?

Notre Judith nourrit l’ambition d’amener une personne renfermée à s’ouvrir de nouveau aux autres, parce qu’elle est convaincue que la solitude ne fait pas de bien.


Dans l’opéra, Judith quitte sa vie d’avant, sa famille et son fiancé, elle abandonne tous ses projets. Tout ça par altruisme ?


Notre Judith nourrit l’ambition d’amener une personne renfermée à s’ouvrir de nouveau aux autres, parce qu’elle est convaincue que la solitude ne fait pas de bien. Mais c’est aussi quelque chose d’intrusif. Pendant les répétitions, nous avons beaucoup parlé des moyens possibles pour aborder une personne isolée. Judith teste plusieurs techniques pour pousser Barbe-Bleue à réagir : une caresse, une approche plus ou moins directe, un baiser, l’ouverture d’une porte, et aussi la violence. Lui, tente de s’ouvrir petit à petit. Mais Judith s’impatiente, elle voudrait que les sept portes s’ouvrent d’un seul coup. Le seul moment d’arrêt survient après l’ouverture de la sixième porte : c’est devant le lac de larmes que Barbe-Bleue ose pour la première fois parler d’amour. Si l’opéra s’arrêtait là, il resterait un instant de tristesse et de vulnérabilité partagées. Mais Judith pousse Barbe-Bleue à tout livrer de lui-même, car elle ne vit déjà plus qu’à travers lui. Il y a là un parallèle avec la situation des aidants qui vivent jour et nuit auprès de personnes âgées.


Les enregistrements de conversations avec des personnes âgées font partie intégrante de la représentation. Comment as-tu trouvé des personnes prêtes à parler de leur solitude ?


J’ai d’abord beaucoup lu sur ce que disent aujourd’hui la sociologie, la gériatrie et la psychologie sur le sujet. Lors d’une résidence de recherche à Berlin, j’ai contacté les délégués aux seniors des différents quartiers de la ville. Certains n’ont pas répondu, d’autres m’ont fait comprendre qu’ils n’appréciaient pas que des artistes entrent en contact avec les personnes qu’ils accompagnent. Ils avaient déjà fait l’expérience d’un regard négatif des médias. J’ai toutefois pu interroger certains d’entre eux sur leur travail auprès des personnes âgées isolées. Il était souvent question d’offres de loisirs, qui évidemment ne touchent pas celles et ceux qui, pour des raisons de santé, restent chez eux et n’ont pas les moyens de payer un accompagnateur pour sortir.
Mais les lieux proposant des activités comme des ateliers de chant ou de théâtre ont été un bon point de départ pour trouver des personnes à interviewer. À Berlin, il existe aussi un très beau projet pilote : des seniors encore autonomes rendent visite, mandatés par la municipalité, à des personnes plus âgées qui fêtent un anniversaire important, leur offrent des fleurs et passent la journée avec elles. Grâce à mes premiers interlocuteurs, j’ai obtenu d’autres contacts, tant auprès de soignants professionnels que de seniors eux-mêmes. Au bout d’un moment, il y a eu un effet boule de neige.


Comment toutes ces personnes ont-elles accueilli ton projet de porter ce thème à la scène ?


Les soignants et médecins spécialisés en gériatrie ont réagi très positivement, car ils connaissent les conséquences médico-physiques de la solitude sur les personnes âgées, même si on en parle encore peu. Le risque d’infarctus, d’AVC et d’autres maladies est accru. Les statistiques montrent aussi que la majorité des suicides concernent des personnes de plus de 60 ans.
Les seniors que j’ai contactés ont souvent commencé par réagir avec une certaine réserve à l’idée de parler avec des inconnus. Généralement, ils ont aussi évité le mot de solitude, jugé comme stigmatisant. Ils ont plus facilement parlé de dépression, de tristesse. Pour eux, la solitude est perçue par la société comme une situation que l’on s’inflige ; on laisse croire qu’il suffirait de se bouger et d’aller chercher le contact social à l’extérieur. Comme si on était responsable de sa solitude. Je pense au contraire que la responsabilité incombe aussi à l’entourage. Il faut se demander : qui est seul autour de moi ? Que puis-je faire ?


Cet été, avec Delphine Feillée qui travaille à l’Opéra, tu as rencontré des personnes âgées et des représentants d’initiatives solidaires à Lille et dans la région. As-tu remarqué, dans l’approche du sujet, des différences avec tes expériences en Allemagne ?


Il me semble qu’ici, le bénévolat a une grande importance et qu’il est plus ancré. J’ai été impressionné par le travail des associations, où des bénévoles créent des liens durables avec des personnes âgées. Au CCAS de Saint-Omer, un entretien m’a particulièrement marqué : un homme d’âge moyen accompagnait une vieille dame très renfermée, qui ne semblait pas comprendre ce que nous voulions avec nos questions. L’homme la taquinait gentiment, lui donnait des petits coups de coude et des surnoms affectueux. Alors elle s’est animée, et pendant quelques minutes, elle est parvenue à communiquer avec des inconnus. On aurait pu croire que l’homme était son mari, simplement plus jeune qu’elle. En réalité, c’est un bénévole du dispositif « Visiteurs bienveillants » qui, depuis des années, passe régulièrement du temps avec elle. Ils ont développé un langage commun, fait aussi de petites provocations mutuelles.


Judith qui frappe à la porte de Barbe-Bleue, c’est l’engagement d’un individu. Que faudrait-il changer, au niveau de la société, dans la manière d’aborder ce sujet ?


Le changement commence à l’échelon des relations humaines. Ensuite viennent les structures publiques, avec des questions d’organisation et de financement de l’accompagnement des aînés. Pendant les répétitions, nous avons beaucoup parlé du voisinage. Être voisin signifie plus que simplement habiter côte à côte. Ça implique une responsabilité des uns envers les autres. Je crois que le voisinage pourrait jouer un rôle beaucoup plus important, car la famille, à cause du travail ou de la distance, ne peut plus assurer certaines fonctions de soin. Je le constate pour moi-même : à cause de mon métier, je suis rarement auprès de mes parents et je ne peux pas assumer toute la responsabilité que j’ai envers eux. Mais je peux m’occuper des personnes âgées de mon immeuble, et j’espère que les voisins de mes parents font de même pour eux. Nous devons réfléchir à ce que signifie créer un réseau de soin et d’attention dans cette forme interpersonnelle.


Propos recueillis par Miron Hakenbeck

© Markus Büttner