
Qui a peur de Barbe-Bleue ?
Texte : Bénédicte Dacquin
Né sous la plume de Charles Perrault au 17e siècle, Barbe-Bleue aurait eu pour modèle le roi Henri VIII qui fit décapiter deux de ses épouses. Gilles de Rais, condamné au 15e siècle pour des viols et meurtres d’enfants, est souvent associé au personnage. Celui-ci renvoie donc d’abord à la figure de l’ogre. Dans sa préface adressée à Élisabeth-Charlotte d’Orléans, nièce de Louis XIV, Perrault précise que ses contes, utiles aux jeunes femmes, « renferment tous une morale très sensée et qui se découvre plus ou moins, selon le degré de pénétration de ceux qui les lisent », un avertissement à décrypter. Pour évoquer l’exclusion et l’isolement, le choix de Barbe-Bleue peut donc surprendre. C’est que Jeffrey Döring reprend le personnage là où Béla Bartók l’a laissé en 1918 – alors que, déjà, une évolution en plusieurs étapes avait opéré un retournement.
1697. Lady Killer
La Barbe bleue
conte de Charles Perrault
Figure terrifiante à la virilité exacerbée, Barbe-Bleue est dans le conte initial un meurtrier bestial dont les nombreuses femmes ont disparu. Il se remarie mais la noce est un piège : il remet à sa jeune et frivole épouse la clé d’un cabinet interdit, attisant sa curiosité. Imprudente, la jeune fille s’y rend et découvre les cadavres ensanglantés des victimes passées. Ravi, le prédateur s’apprête à massacrer sa nouvelle proie. Les frères de celle-ci la sauvent de justesse en tuant Barbe-Bleue. Véritable mise en garde, ce conte est une notice de survie à l’usage des jeunes femmes, tenues en ignorance dans une société qui les met en danger.
Gustave Doré, illustration des Contes de Perrault, 1862 © The Granger Collection/Alamy
1907. Femmes libérées ?
Ariane et Barbe-Bleue
opéra de Paul Dukas et Maurice Maeterlinck
Barbe-Bleue disparaît presque entièrement de l’histoire alors que son épouse devient centrale et sort de l’anonymat. Ariane renvoie à l’héroïne mythologique qui aide Thésée à sortir du labyrinthe. Figure libératrice, elle choisit de partir en découvrant les épouses précédentes, enfermées mais vivantes, et les invite à se libérer également. Mais les prisonnières refusent de partir : soumises à l’interdit, elles en sont incapables. Centré sur les personnages féminins vivants, cet opéra évacue la dangerosité de Barbe-Bleue et déplace la question de la captivité sur les femmes elles-mêmes.
Maître des Cassoni Campana, Thésée et le Minotaure, vers 1520 © GrandPalaisRmn/René-Gabriel Ojéda
1909. Barbe-Bleue innocenté
Les Sept Femmes de la Barbe-Bleue
conte d’Anatole France
Une inversion des rôles se produit : passionné mais timide et naïf, Barbe-Bleue aurait épousé une série de femmes épouvantables, responsables de leur propre disparition (fugue, accident, maladie…), laissant derrière elles un mari toujours plus effondré. Le cabinet, « chambre des princesses infortunées » en raison des figures légendaires ornant ses murs, est plein de ces funestes souvenirs. La dernière épouse est ici la pire : vénale et cruelle, elle complote en famille le meurtre de son mari. Cette réécriture ironique fait de Barbe-Bleue la véritable victime d’assassinat puis de diffamation.
1918. Celle qui rompt le charme
Le Château de Barbe-Bleue
opéra de Béla Bartók et Béla Balázs
Lorsque Bartók adapte le conte, la violence est déjà désamorcée : mari aimant, Barbe-Bleue est muré dans son « château » – ou for intérieur. Les femmes du passé, vivantes mais muettes, hantent une pièce que Judith commet l’erreur d’éclairer, rompant l’harmonie amoureuse. Comme Ariane, elle est liée à l’émancipation : dans la Bible, Judith séduit et tue le général Holopherne pour libérer la ville de Béthulie. Féminin de Judas, son nom la rend suspecte : œil permettant de voir de l’autre côté des portes, elle perce les secrets et trahit la confiance. Ici, la transgression rapproche surtout Judith du mythe de Psyché qui ne doit pas voir son mari mais, curieuse, éclaire et dévoile Cupidon endormi. Aussitôt, l’amour s’enfuit.
Artemisia Gentileschi, Judith et Holopherne, 1620 © Dist. GrandPalais Rmn/image Scala
2024. Faire entrer la lumière
Le Château de Barbe-Bleue. Les Sons de la solitude
adaptation de Jeffrey Döring
Jeffrey Döring se base sur l’œuvre de Bartók. Supprimant la dynamique conjugale, sa vision approfondit et transforme les personnages devenus symboles : par ses chambres secrètes, Barbe-Bleue et la peur qu’il inspire représentent l’isolement. Derrière les portes de l’exclusion, muré dans le silence, un monde intérieur attend d’être éclairé. Jeffrey Döring rend ainsi la lumière positive : loin d’une curiosité féminine problématique (celle qui, d’Ève à Psyché, rompt la félicité d’une union pure), la lumière n’est plus une faute, mais l’attention portée à l’autre par la capacité à le voir et à l’entendre. Une lueur d’espoir pour l’humanité.
C.A. Tomkins, d’après J. Butterworth, Florence Nightingale, 1855© Wellcom Collection