Une génération de compositeurs ouverts sur l’innovation et percevant les échos d’autres univers musicaux naît aux alentours de 1930 en Union soviétique. Leur période créative coïncide avec la déstalinisation. L’après-guerre, jusqu’au milieu des années 1960, est caractérisé par les hésitations du dégel. Cette génération doit s’imposer à son corps défendant contre une esthétique officielle qui redevient particulièrement virulente dans son conservatisme. Nombre de compositeurs sont pris en étau entre leur désir d’innover et l’impossibilité de se dérober aux exigences idéologiques du pouvoir. Edison Denisov, témoin actif des bouleversements socio-politiques et culturels de son époque, laisse une œuvre marquée par une grande diversité stylistique, nourrie à la fois par les traditions russes et les avant-gardes internationales.

Les échos d’Occident face au réalisme socialiste

Né à Tomsk en Sibérie en 1929, Denisov étudie les mathématiques avant d’entrer au conservatoire de Moscou. Dans les années 1950 et alors que l’antisémitisme est violent en Union soviétique, Moscou abrite un témoin des développements du langage musical viennois durant les années 1930, le juif d’origine roumaine Philipp Herscovici (devenu en russe Herchkovitch). Ce dernier avait connu Alban Berg et suivi des cours privés avec Anton Webern, deux compositeurs qui acquirent une grande maîtrise dans l’organisation de la musique en séries de hauteurs, de durées, d’intensités et de timbres. Herscovici dispense un enseignement semi clandestin où se retrouvent de jeunes musiciens russes désireux d’échapper au traditionalisme des conservatoires. Les œuvres sérielles de Berg, Webern ou encore Ernst Křenek pénètrent également en Russie grâce aux récitals à Leningrad et Moscou en 1957 du pianiste canadien Glenn Gould. Des étudiants russes, parmi lesquels Denisov, y assistent.

Des échos des musiques occidentales s’infiltrent dans les réseaux d’enseignement par l’intermédiaire des musiciens officiels, membres de délégations envoyées à l’étranger. En 1959, Chostakovitch, dont Denisov fut un temps l’élève, préside la délégation soviétique envoyée à Varsovie au festival de musique contemporaine L’Automne à Varsovie. Des œuvres désavouées par le régime soviétique y sont programmées – une suite de pièces extraites de son opéra Le Nez, des pages d’Andreï Volkonski ou Galina Oustvolskaïa notamment. Les Polonais ont plus de libertés et s’intéressent aux techniques sérielles. Les visites en Union soviétique de Luigi Nono en 1964 et Pierre Boulez en 1967 participent de cette exploration de formes et médiums nouveaux. Militant actif du Parti communiste italien depuis 1952, Nono est accueilli à Moscou quand bien même sa musique répond aux critères de décadence bourgeoise (« combinaisons de timbres inhabituelles », « effets excentriques »…) décrits par le Premier secrétaire de l’Union des compositeurs soviétiques, Tikhon Khrennikov. Des rencontres informelles ont lieu dans l’appartement de Denisov et dans les caves du musée Scriabine, qui devient à la fin des années 1960 un pôle d’attraction pour les musiciens souhaitant exploiter l’électronique. Denisov y compose par exemple Chant des oiseaux, pour piano et bande magnétique. Le studio ferme à la fin des années 1970, conséquence de l’offensive menée contre les musiciens dont les œuvres avaient été présentées à l’étranger sans l’autorisation de Moscou.

Une marginalisation progressive en U.R.S.S.

En 1963, le cycle vocal et instrumental Le Soleil des Incas sur des textes de la poétesse chilienne Gabriela Mistral est perçu comme une réponse de Denisov au Marteau sans maître de Boulez, bien qu’il ne l’ait pas encore entendu. Cette œuvre témoigne de l’intérêt de Denisov pour les récits symboliques et leur profondeur psychologique. Elle réalise une sorte de compromis entre la technique sérielle et la tonalité. L’Union des compositeurs initie prudemment une discussion pour évaluer la valeur musicale de la partition. Chostakovitch l’élude et recommande de la faire exécuter afin de tester les réactions du public. Le compositeur Rodion Chtchedrine, qui deux années auparavant avait attaqué son condisciple Volkonski, s’en prend alors à Denisov qu’il accuse d’être « un imitateur d’artifices modernistes ». Au milieu des années 1980, Chtchedrine refusera que le Concerto pour violon de Denisov (1977) soit enregistré par le label d’état Melodiya. L’homme flirte avec le modernisme mais gravit les échelons, restant un compositeur officiel envoyé à l’étranger, alors que les visas sont refusés à Denisov. Le Soleil des Incas ne franchit pas le cap de la première audition en Union soviétique. Créée à Leningrad en 1964 par Guennadi Rojdestvenski, l’œuvre est heureusement jouée dès 1965 à Darmstadt et Paris, au Domaine musical. Pour le compositeur Alfred Schnittke, Les Pleurs de Denisov (1966) sont la composition sérielle russe qui apporte la preuve que l’utilisation de nouvelles techniques d’écriture ne s’oppose pas à une inspiration remontant aux sources du patrimoine culturel, en référence aux cloches utilisées pour évoquer les rites funéraires de Sibérie.

Denisov défend l’idée que la jeune génération de compositeurs soviétiques s’intéresse à de nouvelles techniques musicales parce que les structures tonales traditionnelles deviennent trop étroites pour exprimer les idées contemporaines. Cette position révélatrice des tensions qui existent entre innovation artistique et conformisme idéologique est condamnée par l’Union des compositeurs. L’envoi de matériel littéraire et musical à l’étranger est interdit sans une autorisation préalable. Les compositeurs de la nouvelle génération sont de plus en plus édités à l’étranger, répondant aux sollicitations de Sikorski à Hambourg ou d’Universal à Vienne. Ces éditions facilitent les exécutions en concert, comme au festival russe de la radio de Cologne en mars 1979. Plusieurs créations d’œuvres de Denisov ont lieu à Zagreb, Bruxelles, Royan, Leipzig, Dresde, Milan, Hambourg ou encore Paris avec L’Écume des jours en 1986. Concernant cette dernière, Perm a vu la création de la version russe en 1989. Au-delà de son emploi important des percussions, l’œuvre aménage des citations de Duke Ellington, de Wagner, de chansons françaises, de chant religieux stylisés et témoigne de l’ouverture culturelle du compositeur.

Un artiste résistant, reconnu après la perestroïka

En 1979, l’Ukrainien Boris Terentiev préside un festival ouvert à toutes les tendances, L’Automne à Moscou. Des compositeurs condamnés par le régime y sont joués. En 1990, l’Union de compositeurs représentée par Boris Tchaïkovski veut imposer ses préférences dans l’élection des nouveaux responsables de la section consacrée à la musique de chambre, écartant les opposants à la tête desquels on retrouve Denisov. Un groupe indépendant se crée, présidé par ce dernier, reprenant le nom de l’Association pour la musique contemporaine qui avait existé de 1924 à 1931 avant d’être supprimée par le pouvoir soviétique. Afin de disposer de moyens d’action sans devoir dépendre du bon vouloir de l’Union, l’Ensemble de musique contemporaine de Moscou est fondé en mars 1990 par Youri Kasparov. Il se produit en Russie et à l’étranger interprétant notamment des œuvres de Denisov.

Denisov a intégré dans ses compositions des éléments issus des chants populaires, des modes anciens et des rythmes caractéristiques des danses traditionnelles russes, bien que de manière très abstraite et modernisée. Sa musique révèle aussi l’héritage spirituel d’un monde athée. L’influence de la musique orthodoxe russe est présente et traitée de manière non traditionnelle. La dimension religieuse se glisse au travers de textes latins liturgiques. La musique de film, enfin, montre une facette différente de Denisov. Il s’y affranchit des contraintes imposées par le réalisme socialiste, expérimente tout en restant accessible au grand public et déploie une musique légère, lyrique ou ironique, influencée par le jazz ou évoquant parfois les grandes partitions hollywoodiennes des années 1940-50.

Prenant une position éthique, Denisov a toujours refusé des propositions qui le mèneraient vers une émigration prolongée. S’il comprend les motifs de départ de certains musiciens, il s’inquiète néanmoins de leurs conséquences pour l’avenir de la vie musicale russe. Il nourrit une admiration profonde pour la France, sa langue et sa culture, et met en musique des poèmes de Baudelaire (Chant d’automne, 1971) et des textes de Boris Vian (La Vie en rouge, 1973) notamment. Ce n’est qu’en 1994, après un grave accident de voiture, qu’il s’installe en France où il continue à créer jusqu’à sa mort en 1996. Il devient citoyen d’honneur de Paris et est décoré de la Légion d’honneur. À l’occasion de l’inauguration du nouvel Opéra de Lyon en mai 1993, Denisov se voit confier le délicat travail d’orchestrer l’opéra Rodrigue et Chimène que Debussy avait laissé inachevé sous la forme d’une partition chant et piano.