
Êtes-vous arrangée par Duke Ellington ?
Par Miron Hakenbeck
C’est la question de Colin à la jeune femme qu’on lui présente lors d’une soirée. En effet, le prénom de Chloé est aussi le titre d’un morceau du légendaire compositeur et chef d’orchestre big band Duke Ellington, dont la musique constitue la bande-son du quotidien phantasmagorique de Colin. Ce compliment étrange – la jeune femme lui fait la même impression qu’un standard de jazz bien arrangé – Colin lui-même le trouve idiot et le retire aussitôt. Pourtant, il s’éprend immédiatement de Chloé. Est-ce parce qu’il veut faire enfin partie du groupe des amoureux ? Ou parce que Chloé fait résonner en lui ce qu’il vénère autant que Boris Vian : les sons que Duke Ellington a su inventer avec son orchestre ?
Chloé, elle, se tait face au fait d’être la surface de projection d’un jeune homme. Et de toutes façons, on commence à danser – sur Chloé, évidemment, ou plutôt Chlo-e, ce morceau que Duke Ellington enregistra en 1940 à Chicago avec son orchestre, alors connu sous le nom de Blanton-Webster Band (du nom du contrebassiste Jimmy Blanton et du saxophoniste ténor Ben Webster), sur un disque 78 tours. Dans L’Écume des jours de Boris Vian, écrit en 1946, on entend ainsi un disque qui n’est plus tout frais sorti du pressage, mais qui sonne encore de façon terriblement actuelle. Citée dans la partition de l’opéra d’Edison Denisov, Chloé d’Ellington sonne d’une manière plus nostalgique – d’autant que les jeunes dansent juste avant sur une ligne de basse électrique funky. Mais en tant que ready-made inséré dans une partition lyrique, elle conserve, des dizaines d’années après sa création, une puissance de subversion.
Savoir d’où vient Chloé et ce qu’elle fait dans la vie ne semble d’aucune urgence pour Colin. Alors posons plutôt une autre question tout aussi intéressante : qui est Chloé dans le titre du morceau d’Ellington, qui passe du disque au roman, puis du roman à l’opéra ? Il semble que la Chloé d’Ellington ait bel et bien été l’étincelle à l’origine du roman. Selon ses souvenirs, Vian entend le morceau en 1943 et s’en trouve aussitôt captivé, autant par les arrangements des cuivres de Billy Strayhorn que par le jeu de Webster au saxophone ténor. Or, le morceau qu’Ellington interprète en version instrumentale, porté par les solos virtuoses de son orchestre, est en réalité bien plus ancien. Gus Kahn (paroles) et Neil Moret (musique) l’avaient écrit dès 1927. Vian avait alors 7 ans, Denisov n’était pas encore né.
Alors que Duke Ellington commence sa version par le chorus, où le trompettiste fait chanter son instrument avec une sourdine comme une bouche qui parle, l’original, quant à lui, débute par des cris adressés à Chloé. Cette introduction dessine aussitôt une scène : dans l’obscurité naissante, quelqu’un appelle une personne disparue. Puis s’installe un groove lent, et celui qui chante déclare être prêt à s’élancer dans la nuit, à travers un marécage en flammes, à la recherche de l’être aimé. Reste en suspens la question suivante : Chloé a-t-elle disparu de son plein gré, ou s’est-elle perdue dans les marais ? Peut-être a-t-elle été enlevée et réduite à l’esclavage (« No chains can bind you »). Enfin, est-elle réelle ou n’est-elle qu’un simple fantôme dans l’obscurité (« If you live, I’ll find you ») ?
Empreinte de mélancolie, cette Song of the Swamp (Chanson du marais) – c’est son sous-titre – raconte une disparition brutale. Ce qui peut surprendre, car elle faisait partie à l’origine du répertoire d’une comédie de Broadway fortement marquée par la tradition des minstrel shows – une forme de divertissement où les personnages noirs étaient souvent interprétés par des Blancs grimés en Noirs. Pourtant, dès sa sortie, Chloé s’est détachée de ce contexte. Des artistes noirs se la sont appropriée à leur tour et l’ont transformée, passant d’un numéro de scène pathétique à un vrai blues. En quelques années, Chloé devient un standard du jazz, que certains orchestres proposent dans des versions instrumentales, tandis que d’autres formations le réinterprètent avec chant. Des noms comme le Tracy-Brown Orchestra of Chicago, le Paul Whiteman Concert Orchestra et The Gotham Troubadours devaient résonner comme de véritables paradis musicaux en Boris Vian, passionné de jazz depuis sa jeunesse. Jazz qui fut pour lui, selon Gilbert Pestureau, préfacier de ses œuvres complètes, « l’oxygène et le sang ».
Que Vian ait connu le solo de piano d’Art Tatum (1928) ou la version de Benny Goodman (1937), qui fait swinguer toute noirceur hors champ, reste incertain. Ce qui est sûr, c’est que l’interprétation de Louis Armstrong (chant et trompette) n’a vu le jour que plusieurs années après L’Écume des jours. Qu’importe : depuis qu’il était tombé amoureux de sa musique lors d’un concert au Palais de Chaillot en 1939, c’est Duke Ellington qui comptait le plus à ses yeux – ce grand maître du raffinement sonore qui faisait évoluer harmonie et couleur dans l’univers du big band.
Revenons à la scène de la rencontre entre Colin et Chloé. L’amour naît-il d’un morceau de musique, ou la jeune femme devient-elle le produit d’une imagination sonore, projetée par un désir masculin ? Le fait même que, dès le départ, des chanteuses comme Eva Taylor et Bessie Brown aient elles aussi interprété Chloé brouille d’emblée la répartition des rôles entre « l’aimant » et « l’aimé·e ». C’est sans doute dans cette ambiguïté que réside une part de ce qui fascine encore – quand une voix, un thème ou un solo de saxophone ténor fait résonner quelque chose de profondément intime.